mercredi 13 octobre 2010

Le regard politique avec Pierre Manent, une émission d'Alain Finkielkraut.

Le regard politique avec Pierre Manent, chez Alain Finkielkraut dans Répliques du 2octobre 2010




Alain Finkielkraut : Paraissent aujourd’hui deux ouvrages de Pierre Manent : « Le regard politique », un livre d’entretiens avec Bénédicte Delormes-Montigni et « Les métamorphoses de la cité », un somptueux essai sur la dynamique de l’Occident. Moi qui chemine en tâtonnant, moi qui suis parfois terrassé par cette maladie de l’âme que les Anciens appelaient l’acédie et qui est une sorte de prostration, de dégoût des choses et de soi-même, moi qui penserais à peine si je n’étais bousculé par les circonstances ou inspiré par les rencontres, j’ai lu ces deux livres avec admiration et, je l’avoue, un sentiment d’envie pour la sûreté, pour la cohérence et pour la constance du projet intellectuel qui s’y déploie de manière limpide. « J’aurais du mal, confiez-vous Pierre Manent dans « Le regard politique », à dater les premières expressions de mon projet intellectuel, parce que, rétrospectivement, ce qui me frappe, c’est précisément que j’ai toujours eu ce projet en tête, je suis étonné par l’obstination avec laquelle j’ai poursuivi ce projet originel. Pour le dire d’un mot ou de trois, ce qui m’a mis en mouvement, c’est la question de la différence moderne. »
Partons de là si vous le voulez bien. Qu’est-ce donc que cette différence ? Que disons-nous quand nous disons que nous sommes modernes, que nous le sommes, et que nous voulons l’être ? Pierre Manent.

Pierre Manent : Hé bien précisément nous ne savons pas très bien ce que nous voulons dire, ça ne nous empêche pas de le dire avec beaucoup de conviction, d’ambition et ce désir, cette volonté d’être moderne a bouleversé les conditions de la vie commune non seulement en Occident mais, à partir de l’Occident, dans le monde tout entier. Alors cette question évidemment n’a rien de personnel, nous ne cessons de la poser, les hommes ne cessent de la poser, les citoyens ne cessent de la poser dans leur vie sociale, politique, dans le développement de la technique, des sciences. Nous pouvons faire la liste en quelque sorte des critères par lesquels nous devenons de plus en plus modernes : les critères de l’architecture moderne, les critères de la science moderne, les critères des mœurs modernes. Nous pouvons contester le projet lui-même : depuis qu’il y a un projet moderne, il y a des antimodernes et –peut-être que nous en reparlerons-, peut-être vous aussi, nous éprouvons parfois cet affect ou cette disposition cette réticence à l’égard de certains aspects de la modernité. Mais au-delà de tout cela, ou en deçà de tout cela, il y a une question, une énigme : qu’est-ce qui a fait que, à partir d’un certain moment, l’Occident –disons d’abord l’Europe- s’engage avec résolution sur une voix radicalement inédite –qui semble en tous cas radicalement inédite- et dont on ne sait pas vers quoi elle tend ultimement. Si j’ose dire, nous sommes modernes depuis le 17ème siècle et nous voulons être modernes depuis le 17ème siècle ; quand arriverons-nous au terme ? Qu’est-ce cela voudrait dire d’arriver au terme et qu’est-ce que cela veut dire de viser ce terme si nous ignorons en qui il consiste ?
Alors je n’ai pas répondu à votre question mais j’ai en quelque sorte répété l’énigme qui m’a mis en mouvement, encore une fois comme beaucoup d’autres… Alors, j’ajoute simplement une chose : c’est que j’ai beaucoup exploré cette question de la différence moderne en particulier dans un livre dont nous avons déjà parlé lorsqu’il est parut [AF : « La cité de l’homme » avec Claude Lefort], absolument ! Et si j’ose dire, j’ai épuisé, non pas les charmes de cette question mais disons les réponses que j’en retirais. J’ai rencontré les limites de cette question. Pourquoi ? Parce que je me trouvais devant une polarité en quelque sorte stérile. Ultimement qui finissait par devenir stérile, je veux dire : on divise l’humanité entre une condition pré-moderne et une condition moderne et on est sans cesse renvoyé de l’une à l’autre et d’une certaine façon ce qui m’était profondément insatisfaisant, c’est précisément cette division de l’humanité. Comment dire ? Ce que je reprochais aux modernes, au fond, c’était de séparer l’humanité en deux : entre eux et ceux qui les avaient précédé, entre eux et tout ce qui les avait précédé. Et bien ! Je le répétais en quelque sorte en me fixant sur cette question de la différence moderne, y compris en étant plus ou moins antimoderne. Et donc, à partir d’un certain moment j’ai été de plus en plus à la recherche d’une perspective sur les choses humaines qui fasse place à la différence moderne mais qui ne soit pas en quelque sorte prisonnier de la différence moderne, de la polarité entre les Anciens et les Modernes. Si mon problème avec la modernité c’est qu’elle sépare l’humanité en deux, hé bien j’ai été à la recherche d’une vue je pense plus large des choses humaines où l’unité de la condition humaine, l’unité du propos humain, l’unité des finalités humaines l’emporte en quelque sorte sur le caractère inédit de la différence moderne et du projet moderne.

AF : Nous en viendrons à cette unité qu’en effet vous explorez dans la dynamique de l’Occident. Je reste un instant sur cette question de la différence moderne pour quand même essayer de bien comprendre ce qui est en jeu : je tiens compte de l’objection que vous vous êtes fait à vous-même, de la résistance, de votre résistance à votre affect antimoderne mais j’ai lu dans « Le regard politique » justement une réflexion que vous livrez sur Léo-Strauss, vous dites, vous lui faites crédit d’avoir redécouvert les Anciens et d’avoir ainsi ouvert une alternative aux Modernes parce qu’il y a de bonnes raisons de douter de la sagesse des Modernes et la question que vous posez c’est : l’effet ultime de la philosophie moderne n’est-il pas de nous séparer de la nature et d’abord de notre nature ? Et peut-être en effet est-ce un souci de réfléchir à notre nature qui vous a d’abord émancipé de la philosophie des Modernes et puis ensuite affranchit de la coupure même entre Anciens et Modernes ; mais justement là-dessus j’aurais quand même une objection moi-même à faire : parce que dans « Les métamorphoses de la Cité », vous vous interrogez sur la réponse moderne à la mortalité. Vous dites la réponse des Anciens ou en tous cas des Grecs c’était en quelque sorte la quête de gloire. C’est par la gloire et l’immortalité que l’on répond à la mortalité. Et vous dites que la réponse des Modernes, c’est pas de risquer sa vie pour la gloire, mais de la prolonger par la médecine : on a décidé de préférer la conservation à la gloire, vous citez Descartes bien sûr, il s’agit de se rendre comme maître et possesseur de la nature mais pour la santé et c’est tout de même un exploit vous dites chez Descartes, parce qu’il table sur la médecine à un moment où la médecine n’a encore rien trouvé et où elle est extrêmement lacunaire et vous citez Bacon, le soulagement de la condition humaine, « the release for man estate », prolongez par Adam Smith non plus « release » mais « improvement », l’amélioration de la condition humaine. Voilà le grand objectif des Modernes. Mais je vois là quelque chose d’extrêmement naturel ! Ne s’agit-il pas précisément pour les Modernes de nous réconcilier avec notre nature par précisément cette réhabilitation, cette promotion même de la prose de la vie ? Voilà je vous soumets cette question avant d’en venir au dépassement de l’opposition des Anciens et des Modernes.

PM : Vous mentionnez ces formules dans lesquelles s’exprime l’extraordinaire ambition des Modernes, espérance des Modernes alors même que les moyens techniques –vous parlez de la médecine- n’étaient pas disponibles, l’extraordinaire espérance-ambition des Modernes que de transformer radicalement la condition humaine. Si vous voulez, la référence aux Anciens, c’est une façon à la fois de d’abord mettre en doute sinon la légitimité du moins l’effectivité de cet espoir, c'est-à-dire, est-ce que réellement il est possible de transformer radicalement la condition humaine ? Et si cela n’est pas possible quelle conséquence cela a sur l’évaluation que l’on fait du projet moderne ? Il y a peut-être dans le projet moderne une démesure essentielle dont il faut prendre si j’ose dire la mesure et la seule façon de prendre la mesure de cette démesure essentielle, c’est de parvenir à une vue non biaisée, impartiale le plus qu’il est possible de ce que serait ou de ce qu’est cette condition humaine qu’on va dire d’un terme plein d’équivoques : naturelle.
Mon objection, dans cette perspective à la posture antimoderne c’est que d’une certaine façon les Antimodernes supposent que les Modernes parviennent en quelque sorte à transformer radicalement la nature. Et c’est là si vous voulez que ma question aux Antimodernes s’impose : je ne crois pas, y compris éventuellement contre le jugement de Tocqueville lui-même, je ne crois pas que avec toutes leurs transformations, avec toutes leurs réalisations, avec tous les succès qu’ils ont aussi obtenus, que les modernes aient à ce point transformé la condition humaine et que nous soyons sortis en quelque sorte de cette condition, de cette nature –ici je ne ferai pas de distinction entre les termes-, telle que à mes yeux elle a été le mieux définie par les Grecs. Voilà, donc, si vous voulez je vois dans la démesure moderne une démesure d’une certaine façon inscrite dans la condition humaine et cet être qui ne cesse de vouloir se dépasser lui-même, de transformer lui-même les conditions de sa vie mais qui rencontre les limites inscrites dans cette même condition et dans cette perspective le retour aux Anciens –employons ce terme un peu convenu-, le retour aux Anciens, c’est un effort pour retrouver la mesure à l’aide de laquelle on peut, pour le redire, évaluer notre éventuelle démesure.

AF : Alors, ce retour nous allons voir en quoi il peut consister mais je vais me faire, une fois n’est pas coutume, l’avocat des modernes jusque dans le procès qui leur est intenté parce qu’après tout cette transformation de la condition humaine on peut dire que ce n’est pas le projet moderne dans sa première formulation mais peut-être sa pathologie ? J’ai cité toute à l’heure d’ailleurs à votre suite ! Adam Smith et Bacon : il s’agit de soulager la condition des hommes. De soulagement à transformation, on peut dire qu’il y a un saut qualitatif et donc on peut imaginer une version plus modeste de ce projet qui est d’ailleurs très présent parmi nous parce qu’en vous parlant je pense à un film de Woody Allen « Harry dans tous ses états » et à un moment donné un de ses amis est conduit à l’hôpital parce qu’il avait mal au bras ; finalement –enfin : pas finalement-, à ce moment-là on dit qu’il n’a rien, ce n’est pas une crise cardiaque et Woody Allen a cette réflexion : «  le plus beau mot de la langue anglaise ce n’est pas « I love you » mais « It’s benin » : ce n’est pas « I love you » mais « C’est bénin ». Et de ce point de vu là c’est après tout le cri du cœur du bourgeois et aussi amoureux que nous soyons, nous sommes sensibles à ce « It’s benin ». Donc est-ce que ça n’est pas la validité ultime du projet moderne dans ce qu’il a peut-être justement malgré tout de très singulier, de très différent du monde des Anciens?

PM : Bien sûr c’est sa validité, c’est ce qui fait qu’il est en quelque sorte irrésistible… [AF : voilà] Les hommes, quel que soient les arguments les plus brillants, les plus sublimes qui aient été développés contre le projet moderne, les hommes préfèrent être en bonne santé qu’en mauvaise santé ! Et c’est parfaitement légitime, c’est parfaitement naturel, c’est irrésistible et il est certain que de ne plus souffrir de la faim et être soigné c’est un ressort encore une fois irrésistible et qui nous a conduit où nous sommes et qui nous a conduit à des améliorations évidemment parfaitement, intrinsèquement bonnes des conditions de la vie commune.
Cela dit, cela dit restent les questions que je n’ose dire ultimes que l’on hésite à mobiliser de façon trop facile parce que le sublime est facile d’une certaine façon [AF : le sublime est facile, c’est très juste Pierre Manent] Invoquer immédiatement contre le confort bourgeois les grandeurs aristocratiques ou religieuses c’est facile. Mais en même temps il est vrai que les grandes questions ne sont pas affrontées dans les démarches qui conduisent au confort ou à la santé. Pour le dire de façon simple, la question de la mortalité n’est pas résolue, elle n’est pas affrontée, elle est contournée par l’allongement de la durée de la vie. Allongement que tout le monde désire et chérit mais les questions subsistent. Et donc on peut craindre et on peut penser que, dès lors que la société s’organise pour l’amélioration de la condition humaine, elle rétrécit sa perspective sur les choses humaines et d’une certaine façon notre tâche c’est aussi de garder le plus ouvert possible notre regard sur l’ensemble du phénomène humain.

AF : Garder la perspective la plus large possible sur l’ensemble du phénomène humain, dites-vous Pierre Manent, c’est ce qui conduit votre enquête et je lis les dernières lignes du « Regard politique » : « Aussi modernes que nous soyons ou voulions être, nous ne pouvons nous contenter de nous laisser porter par la dernière vague. Nous devons comme C. [ ?] nager en eau profonde puisqu’au dessus de nous s’étagent les épaisseurs distinctes de la gloire païenne, de la conscience chrétienne et des droits modernes. Les vagues qui nous portent ne doivent pas nous faire oublier les vagues qui la portent. Nous sommes encore des héritiers et du moins nous le resterons tant que nous serons conscients de cet héritage. »
Ma question va être très vaste : héritiers exactement de quoi ? Que peuvent nous dire aujourd’hui la gloire païenne et la conscience chrétienne ? Peuvent-elles habiter notre âme ?

PM : Ce n’est pas moi qui aie dit : « Nous sommes des héritiers ».

AF : Non c’est moi ! Pardon ! C’est une interprétation peut-être fallacieuse de vos propos !

PM : Vous l’avez ajouté comme si c’était ma conclusion mais c’est que je n’emploie pas le terme d’héritier et c’est un terme qui ne m’est pas familier et ce que je dis là je ne le pense pas en termes d’héritage si vous voulez. Parce que qu’est-ce que serait notre héritage grecque par exemple, notre héritage romain ? Je crois en effet qu’il y a, dans l’histoire occidentale puisque c’est cela que je considère, ce que j’ai appelé trois vagues, reprenant une vieille métaphore de Platon, païenne, chrétienne et moderne mais d’une certaine façon, ces trois vagues sont toujours présentes parmi nous. Pourquoi ? Les grecs sont présents parmi nous non pas par leur héritage, non pas par les colonnes mutilées du Parthénon ou par les textes de Platon –même si c’est une présence qui n’est pas négligeable- mais tout simplement parce que nous vivons toujours la condition politique, la condition des Grecs, et la condition politique c’est de se gouverner si j’ose dire au jour ou à la lumière de l’espace public. Donc c’est de se gouverner visiblement dans le visible –on parle toujours volontiers de l’espace public. Non ! La vague païenne ou la vague grecque ou la vague ancienne c’est pas quelque chose de passé dont nous hériterions –même si c’est un petit peu de cela- mais c’est plus essentiellement, plus immédiatement, plus actuellement notre condition politique qui se déroule dans l’espace public et dans le visible. Alors pour autant que les Grecs cherchent la réalisation de soi tout entier dans l’espace visible et avec l’ordre politique il y a le –tout le monde l’a souligné-, l’ordre de la nudité, n’est-ce pas, tout ce qui est grec aspire en quelque sorte à se donner dans le visible ; hé bien d’une certaine façon le christianisme  –je ne dirai pas : c’est l’inverse- part dans la direction opposée et vers l’invisible. Parce que d’une certaine façon, la condition païenne, la condition politique rencontre des limites que les Chrétiens penseront dépasser, résoudre, surmonter en ouvrant un nouvel espace, l’espace invisible, invisible de la conscience. Il y a chez les Grecs une tension entre l’ordre visible et certaines exigences de l’individu humain. Hé bien ! Cette tension les Chrétiens la résoudront ou espéreront la résoudre, penseront la résoudre, en ouvrant un espace purement intérieur, l’espace de la conscience qui est une capacité de jugement qui a cette caractéristique en quelque sorte que dans la conscience bien ordonnée le jugement de l’agent d’une certaine façon se confond avec le jugement divin ou le jugement de Dieu. Et le troisième développement que je considère, le développement moderne, comme l’invisible chrétien est une réponse aux limites et aux difficultés du visible grecque, hé bien le développement moderne des droits de l’homme sera une réponse aux difficultés intrinsèques de la conception chrétienne de la conscience.
Donc vous voyez, je ne pense pas en terme d’héritage, je pense en terme de proposition humaine, d’expression de l’humanité qui rend compte de certaines limites et les hommes pour  surmonter certaines limites produisent une autre proposition qui à son tour rend compte des limites et produisent cette troisième proposition.

AF : Mais vous dites que cette ultime proposition n’a pas périmé les deux premières. C’est pour cela que le terme d’héritage vous ne le prenez pas à votre compte, parce que les deux premières propositions « restent » si j’ai bien compris présentes en nous.

PM : Elles sont toujours présentes, elles sont toujours présentes. Prenons simplement la conscience : il est question partout parmi nous de la « clause de conscience » ; ça a bien un rapport avec la notion chrétienne de conscience qu’ignoraient entièrement les Grecs. Le visible, la gloire, la vie politique est aujourd’hui encore dominée –nous n’employons guère le mot de gloire- par les termes équivalents au mot de gloire : le prestige, la grandeur. Même les hommes politiques les plus démocratiques sont soucieux comme ont dit aujourd’hui de leur place dans des les livres d’histoire. Donc, nous n’avons pas échappé au régime de la gloire. Lorsque l’ont dit que l’image de  la France a été, je ne sais pas, ternie par tel ou tel épisode, nous parlons dans le registre de la gloire même si les mots que nous employons sont différents.

AF : Oui alors quand même Pierre Manent, je vais me laisser un instant dominé par mes affects antimodernes que j’avais jusque là réussi à tenir en respect. Vous ne parlez pas en termes d’héritage, vous dites que les propositions précédentes d’humanité sont toujours présentes et en effet on n’a pas abolit la conscience. Mais je ne sais dans lequel de vos livres vous rappelez que l’un des grands mots d’ordre de notre modernité et de notre modernité tardive dirons-nous, de notre extrême modernité, c’est : ne culpabilisez pas. Donc la conscience, une révolte contre la conscience est à l’œuvre. Et surtout, sur le point justement : sommes-nous grecs. Vous dites que le propre de l’Occident, c’est précisément non pas de suivre la coutume ou la loi des ancêtres mais de produire la chose commune et ça a commencé avec les Grecs. Mais d’un autre côté, vous dites aujourd’hui notre religion, c’est la religion de l’humanité. Nous sommes immédiatement des êtres humains, ce qui nous est sensible, c’est précisément que nous sommes tous des semblables. Et là vous reprenez à votre compte la grande méditation de Tocqueville sur la généralisation du sentiment du semblable. Mais nous sommes tellement semblables que précisément les frontières nous paraissent arbitraires ou absurdes, que les particularités nous dérangent et que précisément cette grande médiation qu’avait été la Nation pour atteindre à l’universel, la Nation même comme proposition d’humanité est aujourd’hui désavouée et désinvestie. Et donc on est, à vous lire, amenés à se demander si précisément nous ne sommes pas arrivés au bout du chemin ou en tous cas, si nous ne sommes pas en bout de course ? Que reste t-il de cette grande dynamique occidentale dès lors que les hommes, aidés d’ailleurs par une technique de la disponibilité immédiate et générale, semblent vouloir s’affranchir de leur condition politique elle-même ? Voilà pourquoi je me permets de parler en termes d’héritage car il me semble que ces héritages là, chrétiens comme vous dites, aussi bien que païens, sont aujourd’hui extrêmement fragilisés.

PM : Il me semble que, au fond, tout le monde est d’accord sur l’idée qu’il y a quelque chose comme une espèce humaine, un genre humain, qu’il y a quelque chose comme une humanité commune.[AF : heureusement !] Non mais on dit parfois que c’est une invention des Modernes. Non ! Pour les Chrétiens il y a une vocation universelle de l’humanité et pour les Grecs il y a une idée de l’espèce humaine. C’est même les Grecs qui ont inventé la notion d’espèce. Ils ne l’ignoraient pas. Je veux dire que la différence entre Modernes, Chrétiens et Grecs n’est pas dans la reconnaissance ou pas de l’unité de l’espèce humaine : Grecs, Chrétiens, Modernes reconnaissent l’unité de l’espèce humaine. La différence c’est dans les modalités de la réalisation. Pour les Grecs et les Chrétiens sur ce point, sur ce point d’accord –ils ne le sont pas sur bien des choses-, l’humanité est chose à produire, chose à réaliser, chose à activer. Elle n’est pas donnée là par le fait de naître. C’est une certaine action, c’est donc une certaine transformation de soi, un certain travail sur soi qui produit l’homme complet en quelque sorte. Et ce travail sur soi l’individu humain ne pas le faire seul, il le fait pour les Grecs ou les Anciens dans le cadre de la cité –donc l’humanité se réalise dans la cité, l’homme est un animal politique- et pour les Chrétiens, la vocation humaine se réalise dans une activité spécifique qui a un cadre spécifique, une cité spécifique qui est l’Église, différemment conçue selon les confessions chrétiennes, mais enfin l’Église. Pour les Anciens comme pour les Chrétiens, l’humanité est une tâche à accomplir.
Pour les Modernes –dans la phase actuelle en tous cas, telle que nous l’expérimentons et à laquelle vous faisiez allusion- l’humanité est une chose à constater. L’humanité est une chose à constater dans un sentiment et donc si j’ose dire dans une passivité. Reconnaissance de l’humanité de l’autre homme et reconnaissance de l’unité de l’espèce humaine. Encore une fois, cette reconnaissance, aux yeux des Modernes, ne réclame pas l’actualisation d’une communauté dans laquelle il se réaliserait et même d’une certaine façon pour nous aujourd’hui l’unité de l’humanité, au lieu d’être réalisée dans une cité réelle, elle est fragmentée, elle est détruite par les cités, parce que ça détruit l’espèce humaine. Donc vous voyez l’enjeu, n’est-ce pas, c’est que ce qui pour les Anciens et les Chrétiens permettait la réalisation de l’humanité, la constitution de cités, pour les Modernes aujourd’hui, dans la version présente c’est ce qui rompt l’unité de l’espèce humaine. D’où aujourd’hui l’horreur que nous avons, nous les contemporains, pour toutes les associations réelles, pour toutes les cités réelles qu’il s’agisse des églises, des nations, de tout ce qui rassemble les hommes dans une communauté qui entend ou qui prétend se diriger elle-même. Là nous postulons que l’humanité se donne sans médiation, que s’il n’y avait pas ces médiations trompeuses des nations, des églises qui empêchent l’homme de rencontrer l’homme, hé bien l’humanité s’épanouirait immédiatement dans un sentiment universellement répandu de la similitude humaine. Et c’est je crois qu’il y a tout de même une très grande illusion dans la perspective moderne, d’abord parce que ça ne se passe pas ainsi, d’abord parce que les associations humaines ne se défont pas ainsi quoi que pensent certains en Europe, et en plus parce que, si les choses se passaient ainsi, hé bien se serait la fin de toute excellence humaine puisque se serait la destruction de tous les cadres dans lesquels l’homme a produit son éducation, sa philosophie, ses arts, sa religion, ses religions.

AF : Oui mais justement là Pierre Manent, il y a eu une première version de la modernité avec la Nation dont vous parlez assez souvent, vous avez même consacré un livre à cette question, « La raison des nations » ; nous voulons vivre aujourd’hui, notre humeur en tous cas est post-nationale et vous l’avez décrite, donc je n’y reviens pas, mais est-ce que cela ne veut pas dire précisément que ce passé, ces anciennes propositions d’humanité sont oubliées, éclipsées, absentes ? Dans la Nation, il y avait quelque chose de la cité grecque… [PM : Bien sûr, bien sûr…] Dans notre État ou notre illusion post-nationale, que reste t-il de la grande dynamique de l’Occident que vous décrivez précisément ?

PM : Il est très difficile d’être juste, parce que, d’abord nous sommes à la pointe extrême du présent, et, et la direction du mouvement est visible, mais, quelle issue trouvera-t-il ? C’est très difficile de le dire. Ce qui me frappe aujourd’hui en Europe, c’est qu'il y a une sorte de perte de confiance radicale des Européens dans, dans toute action commune en réalité, et on se plaint qu’il n'y ait pas d’Europe politique, mais si j’ose dire, l’Europe est organisée pour qu’il n’y en ait pas, parce que les conditions de formation d’une action commune ont été systématiquement démantelées dans la dernière période. Les cadres dans lesquels une action commune aurait sens ont été progressivement démantelés, au profit, au profit d’une, comment dire, de l’abandon à un processus, ou à des processus qui devraient, par des mécanismes irrésistibles, produire une civilisation qui en quelque sorte préserverait les règles d’une vie commune, sans que les hommes soient obligés en quelque sorte de se gouverner eux-mêmes.
Il y a une confiance qui me paraît démesurée et destinée à être très cruellement déçue, dans ce qu’on peut appeler une civilisation démocratique, où le progrès des mœurs démocratiques nous dispenserait de la nécessité de constituer des associations humaines, capables de se gouverner eux-elles-mêmes, et d’abord capables de se défendre elles-mêmes. Donc je crois, si vous voulez, que nous sommes véritablement à la crête d’une grande illusion, mais qui est une illusion propre à l’Europe : les États-Unis ne la partagent pas, la Chine ne la partage pas, personne ne la partage dans le monde musulman, c’est une illusion très spécifiquement Européenne, une illusion d’une civilisation apolitique, et dont on peut d’ailleurs très aisément rappeler les conditions politiques. C’est dû à certaines conditions politiques très particulières à l’Europe, l’Europe a l’illusion de pouvoir vivre hors des contraintes, grandeurs et misères du politique.

AF : Et donc de cette illusion, elle sortira à la faveur ou à la défaveur de l’Histoire semble-t-il. C’est l’Histoire qui risque un jour ou l’autre, et peut-être même un jour prochain de réveiller l’Europe. C’est ça qu’on peut penser, Pierre Manent ?

PM :
Ce qui me frappe c’est que l’Europe se construit comme si il n’y avait rien en dehors d’elle.

AF : Voilà c’est ça.

PM : Comme s’il n y avait pas d’extérieur, et toute sa tâche est une sorte de transformation intérieure. Nous cultivons nos vertus en supposant que l’exemple de nos vertus convertira bientôt le reste de l’humanité. Mais nous oublions que nos vertus sont à la merci du reste de l’humanité, et que nous n’assurons pas nous-mêmes la protection du cadre dans lequel nous les exerçons donc nous avons reculé, nous reculons indéfiniment le moment de prendre des décisions concernant nos relations avec le reste du monde. Et le signe le plus étonnant, qui révèle en quelque sorte ce refus méthodique de prendre la moindre décision politique importante, c’est le refus de décider des limites de l’Union Européenne.

AF : …de l’Europe, oui.

PM : Le fait même que nous nous étendions indéfiniment c’est l’aveu –dont nous faisons gloire– que nous sommes incapables de nous définir comme corps politique. Et donc, nous, les limites, puisque ce n’est pas nous qui fixons nos limites, ce sont les autres qui se chargeront de les fixer, et peut-être dans des conditions qui ne nous plairont pas. Mais ce sera un peu tard.

AF : C’est la religion d’Humanité qui nous empêche de fixer ces limites, ou qui condamne de la manière la plus vive, ceux qui osent encore parler en termes de limites. Y aurait-t-il quelque chose comme une civilisation Européenne ? et, disent-ils, délimiter c’est discriminer ! Délimiter c’est exclure, donc l’unité de l’espèce humaine refuse toute séparation. Et là justement, je voudrais vous poser une question plus précise. Dans «La Raison des Nations» vous analysez, de manière je crois très juste, très pertinente, la signification profonde des attentats du onze septembre. Vous dites que l’information la plus troublante, apportée par l’événement, n’est pas tant la révélation paroxystique du terrorisme, mais plutôt ceci: l’humanité présente est marquée par des séparations bien plus profondes, bien plus intraitables que nous ne le pensions. On a détruit le mur de Berlin, et puis tout d’un coup, le onze septembre, un autre mur s’est élevé. La question que je me pose c’est justement: comment penser ces séparations ? Et je vous la pose à vous, parce que notamment dans «La Cité de l’Homme», vous critiquez la définition de l’Homme, comme Être de culture. Et votre fidélité à Leo Strauss, elle tient beaucoup dans cette très courageuse, très belle réhabilitation de l’idée d’une Nature humaine. Mais précisément, n’assiste-t-on pas à un choc des cultures, ou, pour reprendre la formule d’Huntington –qu’il a payé cher d’ailleurs– un choc des civilisations, et le politiquement correcte que vous décrivez très bien, ne constitue-t-il pas lui, précisément, à dire que : Non, il n y a rien de tel, et ce qui existe c’est l’Humanité. Et donc nous, comme vous le dites d’ailleurs, nous ne sommes pas libres de voir ce que nous voyons, parce que nous voyons ce choc des civilisations, et la religion de l’Humanité nous interdit de le voir, Pierre Manent.

PM : Une chose qui est très surprenante aujourd’hui, qui me surprend beaucoup, c’est l’horreur sacrée, il n’y a pas d’autre mot, l’horreur sacrée des frontières que beaucoup de nos concitoyens éprouvent. Les frontières leur paraissent un scandale. Moi au contraire, j’aime beaucoup les frontières…

AF : …moi aussi.

PM: Je trouve que passer une frontière, était il y a vingt ans, trente ans un des grands plaisirs du voyage. Et je dois dire aujourd’hui à l’Europe, je suis un peu frustré, même si c’est plus commode, je suis frustré que l’on ne passe plus de frontières. Pourquoi tracer une frontière entre une population et une autre, serait-il une offense pour l’une ou l’autre de ces populations ? L’idée que chacun s’organise à sa manière et reconnaît à l’autre, de l’autre côté de la frontière le droit de s’organiser à sa manière, ça me paraît plutôt une des grandes inventions de la civilisation. Bien tracer une frontière, et chacun reste bien de son côté de la frontière, ça me paraît un progrès de la civilisation.
Celui qui fait la guerre, ce n’est pas celui qui trace la frontière, c’est lui qui franchit la frontière. Donc il y a là quelque chose de très étrange, c’est complètement déraisonnable, donc il est clair qu’il y a un motif d’un autre ordre, à cette horreur de la frontière, et en effet, et en effet il y a cette idée que l’Humanité devrait être une. Mais il y a aussi autre chose, qui est très spécifique à l’Europe je crois, et c’est que –un sentiment étrange n’est-ce pas ?– c’est que nous sommes tellement supérieurs aux autres que si nous traçons une frontière qui les sépare de nous, et bien, nous leur faisons offense. Ça, c’est vraiment garder, si j'ose dire, le préjugé colonial, mais transformé dans le langage de la religion de l’Humanité. Or, si nous nous séparons des autres, les autres se séparent également de nous, et nous sommes égaux de part et d’autre de la frontière. Donc, c’était le premier point…

AF : Mais comment concilier, si vous voulez, l’idée d’une Nature humaine, ce n’est plus la religion de l’Humanité, c’est l’idée de Nature humaine, et, non seulement l’existence des frontières, mais surtout la différence, peut-être insurmontable, des civilisations, des cultures. Voilà la question que je vous pose parce que, bien entendu, je me la pose. Je trouve que c’est un grand progrès que d’être revenu en arrière, et d’avoir réhabilité cette notion de Nature, abandonnée d’une manière très cavalière par les sciences sociales, Pierre Manent.

PM : Je disais, «réaliser la nature humaine», mais précisément la nature humaine a une telle amplitude, une telle amplitude que, elle ne se réalise pas comme un corps d’animal se développe, n’est-ce pas ? Le signe de l’amplitude de la nature humaine c’est que l’homme ne peut pas s’abandonner à sa nature, il doit se gouverner lui-même. Il doit se gouverner lui-même, et donc il y a un grand nombre de modalités de gouvernement de soi, un grand nombre de régimes politiques, de régimes de l’humanité et donc déjà il y a ce principe de diversité, qu’il y a différents régimes politiques au sens large du terme ou au sens stricte du terme, et donc cela ouvre une grande diversité et donc différences, objections, et y compris guerres. On sait bien que entre les régimes démocratiques et les régimes qui ne l’étaient pas, il y a eu des guerres. Les guerres en Grèce c’étaient pour une bonne part entre cités démocratiques et cités aristocratiques, donc voilà un principe de différence. Autre principe de différence, lié lui aussi à l’immense amplitude de la nature humaine: la nature humaine vise quelque chose de plus grand qu’elle, qu’elle appelle les divins, dieu, le dieu, que sais-je. Et dans son rapport à cette chose, qui existe ou qui n’existe pas, mais auquel l’humanité se rapporte –d’un certain sens naturellement, car il y a toujours eu des religions, et je crois qu’’il y en aura toujours– et bien, dans ce rapport au divin, les groupes humains prennent une certaine forme. Prennent une certaine forme, il y a donc des religions diverses. Et si vous ajoutez, on pourrait multiplier d’autres facteurs, les ressources économiques, la démographie, toutes sortes de choses dont s’occupent les différentes sciences, il n’est pas difficile si vous voulez, je crois il n’est pas si difficile que cela, de réconcilier l’idée d’une humanité commune, se réalisant, se concrétisant dans une grande diversité de formes. Mais, la conséquence est inévitable, ce qu’il faut immédiatement ajouter, c’est que ces formes sont fortes. C’est-à-dire que ces formes ne sont pas la forme que prend la pâte à modeler dans la main de l’enfant. Une fois que les cités, les églises, les civilisations ont pris une certaine forme, bien pour l’essentiel elles la gardent, n’est-ce pas ? Elles la gardent, et donc les civilisations des sociétés qui ont pris des formes diverses, et bien, se rapportent à l’humanité, à elles-mêmes de façon différente, et donc cela crée des séparations, cela crée des malentendus, cela crée des conflits, cela peut créer des guerres. C’est dans l’ordre des choses, et, si j’ose dire, il faut évidemment en pratique s’efforcer au maximum de limiter les conflits, mais si j’ose dire, on ne peut pas, on ne peut pas supprimer la racine des conflits, parce que supprimer la racine des conflits, c’est supprimer la racine de l’humanité, puisque ça supposerait que les hommes cessent de se réaliser eux-mêmes dans des formes particulières.

AF : Les hommes se réalisent dans des formes particulières, vous analysez, vous réfléchissez au propre de l’Occident, Pierre Manent et vous accordez une importance cruciale à un phénomène –et je voudrais que nous terminions là-dessus – qui est celui de la conversion : devenir autre en restant le même. Pourquoi lui donner un tel rôle ?

PM : Je me trompe peut-être mais il m’a semblé, il m’a semblé que c’était un phénomène, une possibilité humaine propre à l’Occident. Bien sûr il y a dans d’autres civilisations des illuminations, des illuminations ou, en quelque sorte, des fusions dans le grand Tout. La conversion c’est autre chose : et contrairement au son que le mot fait retentir, la conversion n’est pas nécessairement religieuse comme vous le savez bien ; la première formulation exacte et précise de la conversion on la doit à Platon : c’est une orientation de l’âme, une réorientation de l’âme. Bon. Hé bien ! Il se trouve que –je crois que c’est le cas-, il se trouve que cette idée que l’âme d’un être humain –vous, moi, n’importe qui- peut, après avoir suivi un certain chemin, un certain développement, pris un certain tour, puisse se prendre, choisir un autre chemin, connaître un autre développement et prendre un autre tour, se tourner vers ailleurs, se transformer alors même que l’individu reste mystérieusement le même, cette possibilité me paraît propre à l’Occident et, comme je le dis dans le livre, une des ressources et une des forces de l’Occident. Parce que ça permet à l’Occident d’avoir à la fois la conscience dans ses forces, dans ses propres forces et la capacité de changer, de s’adapter, de se transformer en restant d’une certaine façon fidèle à soi-même.

AF : Alors, il y a aussi une tonalité personnelle dans ce que vous dites parce qu’on l’apprend en lisant « Le regard politique », vous êtes né dans une famille communiste et même si la conversion n’est pas seulement religieuse, vous vous êtes vous-même converti au catholicisme et la question que je vais vous poser, elle est, si j’ose dire, personnelle : je lis ce que vous écrivez, je suis, comme d’habitude, intéressé et même subjugué, mais je suis aussi ce que je suis c'est-à-dire un enfant du peuple à la nuque raide, les Juifs, ce sont ceux qui ont fait la grande surprise à l’Occident de ne pas se convertir et je voudrais vous lire et vous soumettre simplement cette très belle citation de Karl Barth : « Frédéric II demandait un jour à son médecin personnel Zimermann, « Dites-moi Zimermann, pouvez-vous me donner une seule preuve en faveur de l’existence de Dieu . » Et l’autre de répondre : « Sire, les Juifs ! » ». Précisément parce qu’ils sont là, ils sont depuis… Il y a au monde un peuple aussi vieux que le monde ! Donc il y a aussi cette ressource de l’Occident, de la non-conversion, si je puis dire ou non, Pierre Manent.

PM : Ah ! [AF : malheureusement on a peu de temps] Oui, écoutez, je crois que la religion juive autorise la conversion dans certain cas très rares, très difficiles… [AF, éclat de rire : mais je ne suis pas là pour condamner l’apostasie !! Franchement !!] Là, je botte en touche… Ce qui me frappe –ça n’est pas une réponse mais c’est une réponse quand même- j’en parle dans « Le regard politique », ce qui me frappe dans l’Ancien Testament c’est qu’on pourrait avoir l’impression qu’il s’agit d’un des dieux de la cité, d’un des innombrables dieux de la cité. Hé bien étrangement, ce Dieu qui est si stricte propriétaire de son peuple, prend une voix –voix : v-o-i-x- qui a une ampleur, une intensité, une grandeur qui dépasse infiniment le tout petit peuple qui le porte et s’adresse d’une façon que dans certains textes –je le dis des Psaumes en particulier- paraît bouleversante, est bouleversante pour quiconque le lit avec un peu d’ouverture de cœur, n’est-ce pas. Pour moi, l’étrangeté, la singularité, je n’ose dire l’élection du peuple juif est donnée dans les Psaumes c'est-à-dire dans ce dialogue entre un Dieu qui pourrait n’être que le Dieu de quelques uns et qui donne lieu à une parole qui est immédiatement pour ainsi dire… bouleversante pour tous.

AF : Bien merci beaucoup Pierre Manent nous terminerons là-dessus cette conversation même s’il me reste beaucoup de questions à vous poser et je voudrais signaler, rappeler les titres de vos livres et inviter très instamment les auditeurs à les lire : « Le regard politique », des entretiens avec Bénédicte Delormes-Montigni et « Les métamorphoses de la cité », essai sur la dynamique de l’Occident, ces deux ouvrages sont publiés chez Flammarion.